Jean-Martin Aussant et Françoise David annoncent
un « pacte de non-agression » entre Option nationale
et Québec solidaire, devant l'hôtel de ville de Montréal
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Le Québec est une société fragile qui continue d’exister
malgré des circonstances adverses : le poids des empires français et
anglais, un régime fédéral où il est minoritaire, le poids de l’argent, celui
de la démographie, les vents de la mondialisation. S’ils étaient dans la même
situation que nous, les Français ne traiteraient pas avec autant de
désinvolture le danger qui nous guette. Le Québec, c’est huit millions
d’habitants entourés de plus de 300 millions de Canadiens anglais et
d’Américains. Imaginez la France, et ses 65 millions d’habitants, entourée non
pas d’une trentaine de nations aux tailles et aux cultures diverses, mais de deux
nations composées de trois milliards d’Anglo-saxons
Pour notre petite nation, la seule des Amériques à part
Porto Rico, à ne pas avoir d'ambassadeur aux Nations Unies, il s’agit d’être ou
de disparaître. Alors, comment peut-on faire un débat « social »
alors que le cadre national n’est pas défini?
Plusieurs Français qui ont étudié de l’extérieur le Québec et son histoire l’ont bien compris. Le 26 novembre 1831, Alexis de Tocqueville observait ce qui suit, lors d’un voyage au Bas-Canada : « Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays[1]. » Heureusement, tous ne se sont pas laissé aller à la tentation de l’assimilation, gage d’un meilleur statut social et économique. Comme l’écrivait André Siegfried en 1905, « L’Angleterre a conquis la Nouvelle-France, mais elle n’a pu détruire ou assimiler les colons que nous y avions laissés. (…) Ils sont devenus aujourd’hui tout un peuple de 1 640 000 âmes. (…) Son vrai domaine, sa forteresse imprenable est la province de Québec, où les Français sont 1 322 000 sur 1 648 000 habitants[2]. » Le reste « fait partie de l’histoire », comme on dit. Le Québec existe, mais sa pérennité en tant que nation distincte – tant par son identité fondée sur l’usage de la langue française, que par ses institutions et ses politiques originales, n’est toujours pas assurée, malgré la fausse sécurité que lui procure la Charte de la langue française.
Paradoxalement, c’est cette fragilité, cette précarité de la
nation québécoise qui lui donne sa créativité, sa capacité de se réinventer
sans cesse. On peut trouver que les Québécois ont une agaçante la mentalité
d’assiégés, celle-ci nourrit leur imaginaire. C’est précisément au moment où
elle se libérait d’un cléricalisme et d’un conservatisme devenus trop lourds,
qu’ils faisaient une « Révolution tranquille » que Charles de Gaulle
est intervenu. Et contrairement aux observateurs français précédents, il était
en mesure d’agir sur les événements. Certes, on dira qu’il voulait embêter ses
rivaux anglo-saxons, Britanniques et Américains, mais il avait également
conscience de payer « la dette de Louis XVI » : l’abandon de ces
« quelques arpents de neige » que Voltaire avait dédaigneusement
conseillé de laisser aux Anglais.
Quelques exemples
Quelques exemples
À peine rentré de son deuxième voyage au Québec, en avril
1960 – il était déjà venu en juillet 1944 –, il avait la certitude que l’histoire
y était sur le point de basculer et qu’il devait lui donner un coup de pouce. À
son retour de voyage, il aurait dit à son ministre Malraux : « Il y
a, me semble-t-il, un énorme potentiel français au Québec. Veuillez vous en
occuper. » Puis, la veille de la visite du ministre québécois
Georges-Émile Lapalme venu proposer l’ouverture d’une délégation du Québec :
« Malraux, il faut s’occuper du Québec[3]. »
De Gaulle à Québec en avril 1960,
avec le premier ministre Antonio Barrette
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Le 7 mai 1963 à Alain Peyrefitte : « Le Canada
français est en pleine évolution et en plein développement. Un jour ou l’autre,
il se séparera du Canada anglais, parce que ce n’est pas dans la nature des
choses que les Français du Canada vivent éternellement sous la domination des
Anglais[4]. »
Bien sûr, les Canadiens français, en train de se redéfinir comme des Québécois,
ne partageaient pas sa vision un peu néocolonialiste qui consistait à les voir
comme une extension de la France. Le Québec s’en était détaché depuis deux
cents ans. Mais la reconnaissance extérieure, et plus encore, celle du chef de
l’État français, de leur volonté d’affranchissement, sera la bienvenue.
Quelques mois avant son départ pour le Québec, où il devait inaugurer
la « journée de la France » à l’exposition universelle de 1967 à
Montréal, son intention était bien arrêtée, soit déstabiliser la fédération
canadienne : « Il n’est pas question que j’adresse un message au
Canada pour célébrer son “centenaire”. Nous pouvons avoir de bonnes
relations avec l’ensemble du Canada. Nous devons en avoir d’excellentes avec le
Canada français. Mais nous n’avons pas à féliciter ni les Canadiens ni nous-mêmes
de la création d’un “État” fondé sur notre défaite d’autrefois et surtout sur
l’intégration d’une partie du peuple français dans un ensemble britannique. Au
demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire[5]. »
Le « Vive le Québec libre! » du 24 juillet 1967 a
donné une impulsion sans précédent au nationalisme québécois. Un nationalisme
en pleine transformation, désormais orienté vers l’épanouissement individuel et
collectif d’une nation non plus canadienne-française et catholique, mais
québécoise et inclusive, c’est-à-dire
appartenant à tous ceux et celles qui veulent contribuer à la bâtir. « On
ne fait avancer l’histoire qu’à coups de boutoir[6] »,
dira-t-il quelques jours plus tard, en allusion à son coup d’éclat.
De Gaulle s'adressant aux Québécois du haut du balcon de l'hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967 |
Ce coup de main au destin, les Québécois n’eurent pas le courage
de le mener à sa conclusion logique. Avec comme résultat qu’au moment où la
question sociale refait surface, la question nationale n’est toujours pas
réglée.
Le national avant le
social
Le Québec est donc une société fragile et précaire, qui s’est
battue non seulement pour survivre, mais aussi pour se doter d’un État capable
d’avancer des projets de société originaux en Amérique du Nord. Autrement dit,
les nationalistes québécois, dont la majorité est de gauche, mais dont
plusieurs sont de droite, ne cherchent pas à déclarer la guerre à leurs voisins
– même Mitterrand a reconnu cela. Ils partagent le projet d’une société.
Une société solidaire, diront les uns, une société individualiste, diront les
autres. Mais la souveraineté n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant, comme
se plaisait à le dire Bernard Landry.
Si l’histoire contemporaine nous enseigne que plusieurs
nationalismes européens ont glissé à droite, et que dans leur contexte
particulier, la plupart sont devenus ethnocentristes, cela n’est pas une
fatalité. En fait, beaucoup d’eurosceptiques se battent pour redonner aux
peuples la maîtrise de leurs États nationaux dans le but de combattre le
nivellement par le bas des protections sociales face à la mondialisation. C’est aussi le cas au Québec où,
dans la foulée de la Révolution tranquille et dans le contexte de la montée du
néolibéralisme, on veut redonner à l’État sa capacité d’agir pour le bien
commun.
Cela dit, la gauche n’a pas le monopole de la vertu. Elle
propose un projet de société. La droite également. Chacune a une définition légitime
du bien commun et a droit de cité. Elles s’affrontent dans un débat ouvert et
en démocratie, c’est le peuple qui a raison (cela aussi, c'est de Bernard Landry). Pour la majorité des Québécois, de
Gaulle n’est ni de gauche, ni de droite. Il est une figure bienveillante qui a
cru, plus que bien des Québécois, à l’avenir de cette nation. L’objectif des indépendantistes
est de créer un espace national entier (c'est-à-dire de rapatrier les pouvoirs
étatiques qui sont contrôlés à Ottawa), non pas dans le but de créer une
société parfaite fondée sur un humanisme désincarné ou sur des théories
économiques, en visant l'élimination de leur adversaire de gauche ou de droite, mais un « pays
normal », maître de son destin.
On n’invente pas une société, une société se réinvente à
partir de ce qu’elle est, qui est le produit de son histoire. L’humanité n’est
pas une page vierge. Seuls les totalitaires veulent faire table rase du passé
pour créer une société idéale. Comme les talibans qui ont détruit les statues
bouddhistes et les islamistes qui démolissent les mausolées de Tombouctou.
Pour comprendre une nation, on ne peut faire abstraction de son
histoire, cet héritage des hommes et des femmes qui en ont fait partie. Chaque nation
a trouvé une façon originale d’évoluer, d’élargir les droits des travailleurs,
des femmes, des minorités. Pour exercer pleinement sa citoyenneté et contribuer
au progrès du pays où l’on vit, qu’on y soit arrivé à sa naissance ou après, il
faut apprendre son histoire. Sans cela, l’importance de de Gaulle dans le débat
contemporain devient inintelligible.
Je laisse aux Français et à leurs historiens le soin d’interpréter
le rôle que ce grand homme a joué dans l’histoire de ce grand pays. Une chose
est certaine, les Québécois doivent à de Gaulle d’avoir crié à face du monde que le
Québec a le droit d’exister en pays libre, maître de ses politiques, désenglué du
carcan fédéral et présent en son nom propre dans les forums internationaux.
Sans cela, nous aurons beau élire un gouvernement « provincial »,
celui-ci sera toujours aux prises avec des contraintes insurmontables, et ni la
gauche ni la droite ne pourra aspirer à une politique cohérente.
[1]
Alexis de Tocqueville, Regards sur le
Canada, Montréal, Typo, 2003, p. 44. Textes présentés par Claude Corbo.
[2]
André Siegfried, Le Canada. Les deux
races, Paris, Librairie Armand Colin, 1905, p. 1-2. J’ai acheté un
exemplaire autographié de ce livre sur les quais de la Seine en juin dernier.
Un bijou.
[3] L’entretien
est raconté dans Georges-Émile Lapalme, Mémoires,
t. 3 Le paradis du pouvoir, Montréal,
Leméac, 1973, p. 42-49
[4] Cité
par Alain Peyrefitte, De Gaulle et le
Québec, Montréal, Stanké, 2000, p. 18.
[5]
Cité par Renée Lescop, Le pari du général
de Gaulle, Montréal, Boréal express, 1981, p. 148.
[6]
Cité par Alain Peyrefitte, op.cit., p.
67.
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