jeudi 26 juillet 2012

La dette du Québec envers de Gaulle

L’annonce d’une entente stratégique entre Option nationale et Québec solidaire devant l’hôtel de ville de Montréal, 45 ans après le « Vive le Québec libre » de Charles de Gaulle, a laissé perplexes un certain nombre de mes amis d’origine française. Pourquoi les leaders de gauche font-ils encore des révérences devant ce vieux bouc de droite? Que vient-il faire dans le débat politique contemporain au Québec? Et à tout prendre, la question nationale n’est-elle pas dépassée, sinon réglée depuis le référendum de 1995? Il n’en fallait pas plus que je reprenne la plume pour donner quelques explications et pour essayer de démontrer comment l’histoire peut éclairer les événements.

Jean-Martin Aussant et Françoise David annoncent


un « pacte de non-agression » entre Option nationale
et Québec solidaire, devant l'hôtel de ville de Montréal

« Le nationalisme, c’est la guerre », disait François Mitterrand. Cela était vrai dans le contexte de l’Europe d’après-guerre, où des nations fortes et reconnues s’étaient entredéchirées une autre fois. Mais ce n’est pas le cas partout et en tout temps.


Le Québec est une société fragile qui continue d’exister malgré des circonstances adverses : le poids des empires français et anglais, un régime fédéral où il est minoritaire, le poids de l’argent, celui de la démographie, les vents de la mondialisation. S’ils étaient dans la même situation que nous, les Français ne traiteraient pas avec autant de désinvolture le danger qui nous guette. Le Québec, c’est huit millions d’habitants entourés de plus de 300 millions de Canadiens anglais et d’Américains. Imaginez la France, et ses 65 millions d’habitants, entourée non pas d’une trentaine de nations aux tailles et aux cultures diverses, mais de deux nations composées de  trois milliards d’Anglo-saxons

Pour notre petite nation, la seule des Amériques à part Porto Rico, à ne pas avoir d'ambassadeur aux Nations Unies, il s’agit d’être ou de disparaître. Alors, comment peut-on faire un débat « social » alors que le cadre national n’est pas défini?

Plusieurs Français qui ont étudié de l’extérieur le Québec et son histoire l’ont bien compris. Le 26 novembre 1831, Alexis de Tocqueville observait ce qui suit, lors d’un voyage au Bas-Canada : « Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays[1]. » Heureusement, tous ne se sont pas laissé aller à la tentation de l’assimilation, gage d’un meilleur statut social et économique. Comme l’écrivait André Siegfried en 1905, « L’Angleterre a conquis la Nouvelle-France, mais elle n’a pu détruire ou assimiler les colons que nous y avions laissés. (…) Ils sont devenus aujourd’hui tout un peuple de 1 640 000 âmes. (…) Son vrai domaine, sa forteresse imprenable est la province de Québec, où les Français sont 1 322 000 sur 1 648 000 habitants[2]. » Le reste « fait partie de l’histoire », comme on dit. Le Québec existe, mais sa pérennité en tant que nation distincte – tant par son identité fondée sur l’usage de la langue française, que par ses institutions et ses politiques originales, n’est toujours pas assurée, malgré la fausse sécurité que lui procure la Charte de la langue française.

Paradoxalement, c’est cette fragilité, cette précarité de la nation québécoise qui lui donne sa créativité, sa capacité de se réinventer sans cesse. On peut trouver que les Québécois ont une agaçante la mentalité d’assiégés, celle-ci nourrit leur imaginaire. C’est précisément au moment où elle se libérait d’un cléricalisme et d’un conservatisme devenus trop lourds, qu’ils faisaient une « Révolution tranquille » que Charles de Gaulle est intervenu. Et contrairement aux observateurs français précédents, il était en mesure d’agir sur les événements. Certes, on dira qu’il voulait embêter ses rivaux anglo-saxons, Britanniques et Américains, mais il avait également conscience de payer « la dette de Louis XVI » : l’abandon de ces « quelques arpents de neige » que Voltaire avait dédaigneusement conseillé de laisser aux Anglais.

Quelques exemples

À peine rentré de son deuxième voyage au Québec, en avril 1960 – il était déjà venu en juillet 1944 –, il avait la certitude que l’histoire y était sur le point de basculer et qu’il devait lui donner un coup de pouce. À son retour de voyage, il aurait dit à son ministre Malraux : « Il y a, me semble-t-il, un énorme potentiel français au Québec. Veuillez vous en occuper. » Puis, la veille de la visite du ministre québécois Georges-Émile Lapalme venu proposer l’ouverture d’une délégation du Québec : « Malraux, il faut s’occuper du Québec[3]. »
De Gaulle à Québec en avril 1960,
avec le premier ministre Antonio Barrette

Le 7 mai 1963 à Alain Peyrefitte : « Le Canada français est en pleine évolution et en plein développement. Un jour ou l’autre, il se séparera du Canada anglais, parce que ce n’est pas dans la nature des choses que les Français du Canada vivent éternellement sous la domination des Anglais[4]. » Bien sûr, les Canadiens français, en train de se redéfinir comme des Québécois, ne partageaient pas sa vision un peu néocolonialiste qui consistait à les voir comme une extension de la France. Le Québec s’en était détaché depuis deux cents ans. Mais la reconnaissance extérieure, et plus encore, celle du chef de l’État français, de leur volonté d’affranchissement, sera la bienvenue.  

Quelques mois avant son départ pour le Québec, où il devait inaugurer la « journée de la France » à l’exposition universelle de 1967 à Montréal, son intention était bien arrêtée, soit déstabiliser la fédération canadienne : « Il n’est pas question que j’adresse un message au Canada pour célébrer son “centenaire”. Nous pouvons avoir de bonnes relations avec l’ensemble du Canada. Nous devons en avoir d’excellentes avec le Canada français. Mais nous n’avons pas à féliciter ni les Canadiens ni nous-mêmes de la création d’un “État” fondé sur notre défaite d’autrefois et surtout sur l’intégration d’une partie du peuple français dans un ensemble britannique. Au demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire[5]. »

Le « Vive le Québec libre! » du 24 juillet 1967 a donné une impulsion sans précédent au nationalisme québécois. Un nationalisme en pleine transformation, désormais orienté vers l’épanouissement individuel et collectif d’une nation non plus canadienne-française et catholique, mais québécoise et inclusive, c’est-à-dire appartenant à tous ceux et celles qui veulent contribuer à la bâtir. « On ne fait avancer l’histoire qu’à coups de boutoir[6] », dira-t-il quelques jours plus tard, en allusion à son coup d’éclat.

De Gaulle s'adressant aux Québécois du haut du balcon de
l'hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967
Ce coup de main au destin, les Québécois n’eurent pas le courage de le mener à sa conclusion logique. Avec comme résultat qu’au moment où la question sociale refait surface, la question nationale n’est toujours pas réglée.

Le national avant le social

Le Québec est donc une société fragile et précaire, qui s’est battue non seulement pour survivre, mais aussi pour se doter d’un État capable d’avancer des projets de société originaux en Amérique du Nord. Autrement dit, les nationalistes québécois, dont la majorité est de gauche, mais dont plusieurs sont de droite, ne cherchent pas à déclarer la guerre à leurs voisins – même Mitterrand a reconnu cela. Ils partagent le projet d’une société. Une société solidaire, diront les uns, une société individualiste, diront les autres. Mais la souveraineté n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant, comme se plaisait à le dire Bernard Landry.

Si l’histoire contemporaine nous enseigne que plusieurs nationalismes européens ont glissé à droite, et que dans leur contexte particulier, la plupart sont devenus ethnocentristes, cela n’est pas une fatalité. En fait, beaucoup d’eurosceptiques se battent pour redonner aux peuples la maîtrise de leurs États nationaux dans le but de combattre le nivellement par le bas des protections sociales face à la mondialisation. C’est aussi le cas au Québec où, dans la foulée de la Révolution tranquille et dans le contexte de la montée du néolibéralisme, on veut redonner à l’État sa capacité d’agir pour le bien commun.  

Cela dit, la gauche n’a pas le monopole de la vertu. Elle propose un projet de société. La droite également. Chacune a une définition légitime du bien commun et a droit de cité. Elles s’affrontent dans un débat ouvert et en démocratie, c’est le peuple qui a raison (cela aussi, c'est de Bernard Landry). Pour la majorité des Québécois, de Gaulle n’est ni de gauche, ni de droite. Il est une figure bienveillante qui a cru, plus que bien des Québécois, à l’avenir de cette nation. L’objectif des indépendantistes est de créer un espace national entier (c'est-à-dire de rapatrier les pouvoirs étatiques qui sont contrôlés à Ottawa), non pas dans le but de créer une société parfaite fondée sur un humanisme désincarné ou sur des théories économiques, en visant l'élimination de leur adversaire de gauche ou de droite, mais un « pays normal », maître de son destin.

On n’invente pas une société, une société se réinvente à partir de ce qu’elle est, qui est le produit de son histoire. L’humanité n’est pas une page vierge. Seuls les totalitaires veulent faire table rase du passé pour créer une société idéale. Comme les talibans qui ont détruit les statues bouddhistes et les islamistes qui démolissent les mausolées de Tombouctou.

Pour comprendre une nation, on ne peut faire abstraction de son histoire, cet héritage des hommes et des femmes qui en ont fait partie. Chaque nation a trouvé une façon originale d’évoluer, d’élargir les droits des travailleurs, des femmes, des minorités. Pour exercer pleinement sa citoyenneté et contribuer au progrès du pays où l’on vit, qu’on y soit arrivé à sa naissance ou après, il faut apprendre son histoire. Sans cela, l’importance de de Gaulle dans le débat contemporain devient inintelligible.

Je laisse aux Français et à leurs historiens le soin d’interpréter le rôle que ce grand homme a joué dans l’histoire de ce grand pays. Une chose est certaine, les Québécois doivent à de Gaulle d’avoir crié à face du monde que le Québec a le droit d’exister en pays libre, maître de ses politiques, désenglué du carcan fédéral et présent en son nom propre dans les forums internationaux. Sans cela, nous aurons beau élire un gouvernement « provincial », celui-ci sera toujours aux prises avec des contraintes insurmontables, et ni la gauche ni la droite ne pourra aspirer à une politique cohérente.



[1] Alexis de Tocqueville, Regards sur le Canada, Montréal, Typo, 2003, p. 44. Textes présentés par Claude Corbo.
[2] André Siegfried, Le Canada. Les deux races, Paris, Librairie Armand Colin, 1905, p. 1-2. J’ai acheté un exemplaire autographié de ce livre sur les quais de la Seine en juin dernier. Un bijou.
[3] L’entretien est raconté dans Georges-Émile Lapalme, Mémoires, t. 3 Le paradis du pouvoir, Montréal, Leméac, 1973, p. 42-49
[4] Cité par Alain Peyrefitte, De Gaulle et le Québec, Montréal, Stanké, 2000, p. 18.
[5] Cité par Renée Lescop, Le pari du général de Gaulle, Montréal, Boréal express, 1981, p. 148.
[6] Cité par Alain Peyrefitte, op.cit., p. 67.