dimanche 10 juin 2012

Lutte étudiante, « crise sociale » et polarisation des opinions

Jeudi dernier, j’étais à la remise des prix Richard-Arès et André-Laurendeau de l’Action nationale. D’excellents livres et articles ont été primés encore cette année. Au-delà de ce dénouement prévisible, les conversations que j’ai eues lors du cocktail quelques connaissances anciennes et nouvelles allaient d’un sujet à l’autre, y compris le sujet de l’heure, « la crise sociale ».

Car on ne parle plus seulement de la lutte étudiante contre l’augmentation des droits de scolarité. Le Québec serait au bord de la révolution. Vrai : Le mouvement social actuel a permis que des milliers de Québécois fassent entendre leur voix, eux qui étaient peu ou pas politisés. Bravo! Mais on est loin de mai 68. Comme l’écrivait mon collègue chargé de cours Stéphane Kelly, également professeur au Cégep de Saint-Jérôme, « Le profil d’un étudiant en mai 1968 et celui d’un étudiant d’aujourd’hui n’est pas du tout le même. L’avenir qu’on lui propose, le destin probable, s’avère complètement différent. Aujourd’hui, ce qui est en jeu, c’est la préservation d’un acquis jugé raisonnable[1]. »

En effet, la lutte étudiante portait sur l’augmentation des droits de scolarité dans une proportion que la plupart des Québécois jugeaient raisonnable. Bien sûr, le rattrapage proposé constituait une somme de 75 % en cinq ans, mais cela ne faisait passer la contribution de l’étudiant au coût ses propres études que de 12 % à 17 %. Il y avait donc du pour et du contre. C’était une décision de politique publique comme les autres. Le gouvernement avait à trancher. 

Les étudiants se sont bien mobilisés, comme en 2005, lorsqu’ils ont lutté contre des coupures dans les prêts et bourses. À cette époque, ils avaient l’opinion publique de leur côté. Cette fois-là, le gouvernement avait cédé. Pas cette fois-ci. Un concours de circonstances a fait que le conflit s’est envenimé et qu’au lieu de se rapprocher, les parties ont campé sur leurs positions.

Au départ, l’opinion publique était favorable à la hausse, donc potentiellement du côté du gouvernement. Ce dernier, désespéré parce qu’il bat tous les records d’impopularité, a cherché et cherche encore à marquer des points politiques. Il a tardé à céder du terrain, et quand il l’a fait, en avril, il était trop tard : les étudiants étaient « ailleurs » comme on dit. Les offres n’annulaient pas la hausse, mais répondaient aux motivations de la grève étudiante : assurer l’accessibilité et contrer les conséquences de l’endettement.

À ce moment, même si la hausse demeurait, les étudiants avaient gagné. Mais ils avaient déjà deux mois de grève derrière eux. Allaient-ils rentrer pour seulement cela? La poursuite de la mobilisation a surpris le gouvernement qui s’est alors retiré dans une attitude inflexible, et même répressive. Il lui fallait gagner coûte que coûte. Il a reporté à l’automne les élections qu’il prévoyait faire au printemps (j’en suis sûr) et a adopté l’inutile loi 78.

C’est alors que tout ce qui progressiste au Québec s’est braqué contre le gouvernement Charest. On avait déjà vu des groupes s’associer à la cause étudiante : les syndicats, les altermondialistes, les écologistes, les anticapitalistes, les féministes. Au passage, le conflit étudiant avait fédéré tous les admirateurs québécois des Indignados et du Printemps arabe en plus des adversaires habituels du gouvernement actuel. Mais au lendemain de l’adoption de la loi 78, et pour plus d’une semaine, les manifestations sont devenues populaires. Le mouvement des casseroles a fait en sort qu’un grand nombre de citoyennes et de citoyennes ont exprimé leur ras-le-bol devant l’attitude du gouvernement. Ce que les libéraux avaient gagné dans l’opinion publique en continuant de défendre la hausse, il le perdait en faisant preuve d’obstination. Il devait donc reculer.

Les négociations entreprises la semaine dernière auraient dû permettre un dénouement de la crise étudiante, à la veille des grands événements culturels et touristiques (je n’ose pas dire sportifs… car la F1, enfin…). L’image du Québec en avait déjà pris en coup dans les médias internationaux. Mais non! Bien que les étudiantes aient mis beaucoup d’eau dans leur vin, la ministre Courchesne mit fin aux discussions après quelques jours! Pourtant, les étudiants avaient proposé de payer de leur poche le règlement du conflit : ils renonçaient à deux crédits d’impôts en retour de l’annulation de la baisse. C’était politiquement invendable, aurait dit la ministre. Même s’il aurait dû renoncer à la hausse, le gouvernement aurait quand même gagné parce que la contribution des étudiants au coût de leurs études aurait indirectement augmenté dans la même proportion.

N’eût été cet entêtement, de part et d’autre, à avoir raison, le conflit serait réglé depuis longtemps. Tant les étudiants que le gouvernement ont pris la proie pour l’ombre. Pour les étudiants le but était l’accessibilité et le désendettement. Le gouvernement les leur avait donnés. Ce dernier voulait une plus grande contribution des étudiants. Ces derniers la leur ont consentie.

Ce jeu de ping-pong entre les extrêmes qui ne veulent rien lâcher et gagner à tout prix a conduit à de grandes exagérations. Dans cette bataille pour modeler l’opinion publique, il faut absolument rendre l’autre responsable des conséquences du conflit. Pour discréditer l’adversaire, d’une part, on a démonisé certains leaders étudiants (vous ne trouvez pas que Gabriel Nadeau-Dubois ressemble au « Che »?) et d’autre part, on dénonce la brutalité des policiers qui taperaient sur les manifestants sans avoir été provoqués. À travers tout cela, Amir Khadir se prend pour Martin Luther King et Gandhi (les deux), Fred Pellerin renonce à recevoir sa décoration de l’Ordre du Québec, qui est pourtant un symbole non partisan, et Christine Saint-Pierre, ministre de la Culture associe le carré rouge à la violence et à l'intimidation.

Le mouvement de protestation populaire actuel est libérateur, mais paradoxal : la liberté d'opinion en prend pour son rhume. Slogans et insultes volent de toutes parts. Certains sont pointés du doigt pour délit d'opinion (je pense à Gilbert Rozon, à Richard Martineau et à Jacques Villeneuve - il faut dire que les deux derniers y sont allés un peu fort). D’autres ont été déclarés coupables par association. Pierre Foglia a dû répondre à ceux et celles qui lui ont reproché d'écrire dans La Presse, que ses chroniqueurs ne subissent aucune pression de Power Corporation. J’ai aussi vu l’inverse : des abonnés au Devoir qui ont cessé de le lire parce qu’il prenait position pour les étudiants et leurs alliés.

Le climat actuel a polarisé les opinions avec une force qu’on n’avait pas vue depuis le référendum de 1995. Au hasard de mes rencontres des dernières semaines, j'ai vu des gens bornés à chaque bout du spectre. Comme ce baby-boomer de Sherbrooke, qui trouvait les étudiants ridicules jusqu’à ce que je lui fasse parler de ses belles années de lutte des années 1960 et 1970.

Jeudi, lors du cocktail après la remise des Prix Arès et Laurendeau, j’ai eu le malheur de commencer une conversation en disant que la hausse des droits de scolarité n’était pas un drame. Je n’avais pas terminé ma phrase que mon interlocutrice avait déjà tourné les talons. Je l’ai rattrapée pour lui demander des excuses, et à ma deuxième requête, elle m’accusait de harcèlement. Cette crise sociale a induit une polarisation telle, qu’il y a de moins en moins de place pour les opinions nuancées.

Certains ont décrit la situation actuelle en la comparant à « Grande Noirceur ». Dans un texte paru cette semaine, un étudiant au doctorat en histoire de l’Université Laval rappelle qu’on a le mythe facile au Québec. Quand on fait cette comparaison, on commet une double exagération : le système politique n’est pas aussi bloqué qu’à l’époque de Duplessis et les années d’après-guerre n’étaient pas si noires qu’on le dit. Néanmoins, la crise sociale québécoise existe bel et bien et elle est le symptôme d’un certain nombre des malaises que le système politique n’arrive pas à résoudre. En ce sens, on peut se poser la question suivante : Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle Révolution tranquille ? J’y reviendrai.



[1] Cité par Stéphane Baillargeon, « Crise étudiante - Mai 68, en gros », Le Devoir, le 9 juin 2012.