Car on ne parle plus seulement de la lutte étudiante contre
l’augmentation des droits de scolarité. Le Québec serait au bord de la
révolution. Vrai : Le mouvement social actuel a permis que des milliers de
Québécois fassent entendre leur voix, eux qui étaient peu ou pas politisés.
Bravo! Mais on est loin de mai 68. Comme l’écrivait mon collègue chargé de
cours Stéphane Kelly, également professeur au Cégep de Saint-Jérôme, « Le
profil d’un étudiant en mai 1968 et celui d’un étudiant d’aujourd’hui n’est pas
du tout le même. L’avenir qu’on lui propose, le destin probable, s’avère
complètement différent. Aujourd’hui, ce qui est en jeu, c’est la préservation
d’un acquis jugé raisonnable[1]. »
En effet, la lutte étudiante portait sur l’augmentation des
droits de scolarité dans une proportion que la plupart des Québécois jugeaient
raisonnable. Bien sûr, le rattrapage proposé constituait une somme de 75 %
en cinq ans, mais cela ne faisait passer la contribution de l’étudiant au coût
ses propres études que de 12 % à 17 %. Il y avait donc du pour et du
contre. C’était une décision de politique publique comme les autres. Le
gouvernement avait à trancher.
Les étudiants se sont bien mobilisés, comme en 2005, lorsqu’ils
ont lutté contre des coupures dans les prêts et bourses. À cette époque, ils
avaient l’opinion publique de leur côté. Cette fois-là, le gouvernement avait
cédé. Pas cette fois-ci. Un concours de circonstances a fait que le conflit s’est
envenimé et qu’au lieu de se rapprocher, les parties ont campé sur leurs
positions.
Au départ, l’opinion
publique était favorable à la hausse, donc potentiellement du côté du
gouvernement. Ce dernier, désespéré parce qu’il bat tous les records d’impopularité,
a cherché et cherche encore à marquer des points politiques. Il a tardé à céder
du terrain, et quand il l’a fait, en avril, il était trop tard : les
étudiants étaient « ailleurs » comme on dit. Les offres n’annulaient
pas la hausse, mais répondaient aux motivations de la grève étudiante : assurer
l’accessibilité et contrer les conséquences de l’endettement.
À ce moment, même si la hausse demeurait, les étudiants
avaient gagné. Mais ils avaient déjà deux mois de grève derrière eux.
Allaient-ils rentrer pour seulement cela? La poursuite de la mobilisation a
surpris le gouvernement qui s’est alors retiré dans une attitude inflexible, et
même répressive. Il lui fallait gagner coûte que coûte. Il a reporté à l’automne
les élections qu’il prévoyait faire au printemps (j’en suis sûr) et a adopté l’inutile
loi 78.
C’est alors que tout ce qui progressiste au Québec s’est
braqué contre le gouvernement Charest. On avait déjà vu des groupes s’associer
à la cause étudiante : les syndicats, les altermondialistes, les écologistes,
les anticapitalistes, les féministes. Au passage, le conflit étudiant avait
fédéré tous les admirateurs québécois des Indignados et du Printemps arabe en
plus des adversaires habituels du gouvernement actuel. Mais au lendemain de l’adoption
de la loi 78, et pour plus d’une semaine, les manifestations sont devenues
populaires. Le mouvement des casseroles a fait en sort qu’un grand nombre de citoyennes
et de citoyennes ont exprimé leur ras-le-bol devant l’attitude du gouvernement.
Ce que les libéraux avaient gagné dans l’opinion publique en continuant de
défendre la hausse, il le perdait en faisant preuve d’obstination. Il devait
donc reculer.
Les négociations entreprises la semaine dernière auraient dû
permettre un dénouement de la crise étudiante, à la veille des grands événements
culturels et touristiques (je n’ose pas dire sportifs… car la F1, enfin…). L’image
du Québec en avait déjà pris en coup dans les médias internationaux. Mais non! Bien
que les étudiantes aient mis beaucoup d’eau dans leur vin, la ministre
Courchesne mit fin aux discussions après quelques jours! Pourtant,
les étudiants avaient proposé de payer de leur poche le règlement du conflit :
ils renonçaient à deux crédits d’impôts en retour de l’annulation de la baisse.
C’était politiquement invendable, aurait dit la ministre. Même
s’il aurait dû renoncer à la hausse, le gouvernement aurait quand même gagné parce
que la contribution des étudiants au coût de leurs études aurait indirectement augmenté
dans la même proportion.
N’eût été cet entêtement, de part et d’autre, à avoir
raison, le conflit serait réglé depuis longtemps. Tant les étudiants que le
gouvernement ont pris la proie pour l’ombre. Pour les étudiants le but
était l’accessibilité et le désendettement. Le gouvernement les leur avait
donnés. Ce dernier voulait une plus grande contribution des étudiants. Ces
derniers la leur ont consentie.
Ce jeu de ping-pong entre les extrêmes qui ne veulent rien
lâcher et gagner à tout prix a conduit à de grandes exagérations. Dans cette
bataille pour modeler l’opinion publique, il faut absolument rendre l’autre
responsable des conséquences du conflit. Pour discréditer l’adversaire, d’une
part, on a démonisé certains leaders étudiants (vous ne trouvez pas que Gabriel
Nadeau-Dubois ressemble au « Che »?) et d’autre part, on dénonce la
brutalité des policiers qui taperaient sur les manifestants sans avoir été provoqués.
À travers tout cela, Amir Khadir se prend pour Martin Luther King et Gandhi (les
deux), Fred Pellerin renonce à recevoir sa décoration de l’Ordre du Québec,
qui est pourtant un symbole non partisan, et Christine Saint-Pierre, ministre de la Culture associe le carré rouge à la violence et à l'intimidation.
Le mouvement de protestation populaire actuel est libérateur,
mais paradoxal : la liberté d'opinion en prend pour son rhume. Slogans et
insultes volent de toutes parts. Certains sont pointés du doigt pour délit
d'opinion (je pense à Gilbert Rozon, à Richard Martineau et à Jacques Villeneuve
- il faut dire que les deux derniers y sont allés un peu fort). D’autres ont
été déclarés coupables par association. Pierre
Foglia a dû répondre à ceux et celles qui lui ont reproché d'écrire dans La Presse, que ses chroniqueurs ne
subissent aucune pression de Power Corporation. J’ai aussi vu l’inverse :
des abonnés au Devoir qui ont cessé
de le lire parce qu’il prenait position pour les étudiants et leurs alliés.
Le climat actuel a polarisé les opinions avec une force qu’on
n’avait pas vue depuis le référendum de 1995. Au hasard de mes rencontres des
dernières semaines, j'ai vu des gens bornés à chaque bout du spectre. Comme ce baby-boomer
de Sherbrooke, qui trouvait les étudiants ridicules jusqu’à ce que je lui fasse
parler de ses belles années de lutte des années 1960 et 1970.
Jeudi, lors du cocktail après la remise des Prix Arès et
Laurendeau, j’ai eu le malheur de commencer une conversation en disant que la
hausse des droits de scolarité n’était pas un drame. Je n’avais pas terminé ma
phrase que mon interlocutrice avait déjà tourné les talons. Je l’ai rattrapée
pour lui demander des excuses, et à ma deuxième requête, elle m’accusait de harcèlement.
Cette crise sociale a induit une polarisation telle, qu’il y a de moins en
moins de place pour les opinions nuancées.
Certains ont décrit la situation actuelle en la comparant à « Grande
Noirceur ». Dans un texte
paru cette semaine, un étudiant au doctorat en histoire de l’Université Laval
rappelle qu’on a le mythe facile au Québec. Quand on fait cette
comparaison, on commet une double exagération : le système politique n’est
pas aussi bloqué qu’à l’époque de Duplessis et les années d’après-guerre n’étaient
pas si noires qu’on le dit. Néanmoins, la crise sociale québécoise existe bel
et bien et elle est le symptôme d’un certain nombre des malaises que le système
politique n’arrive pas à résoudre. En ce sens, on peut se poser la question
suivante : Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle Révolution tranquille ?
J’y reviendrai.
[1] Cité
par Stéphane Baillargeon, « Crise
étudiante - Mai 68, en gros », Le
Devoir, le 9 juin 2012.
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