mercredi 29 février 2012

Le retour des idéologies (1)



Il n’est pas dans mon habitude de rédiger des chroniques littéraires, sauf pour faire une critique approfondie d’un livre, comme celle que j’ai réalisée dans L’Action nationale des Entretiens réalisés par François Rocher avec son oncle Guy Rocher. Mais c’est le moyen que j’ai choisi pour rendre compte de la richesse actuelle du paysage idéologique québécois.

Il fut un temps où des penseurs proclamaient la fin des idéologies. On pense d’abord à Daniel Bell qui, dans The end of Ideology (1960), a prononcé la mort des grandes idéologies nées au 19e siècle et l’avènement du triomphe de la technique. On pense ensuite à Francis Fukuyama qui, dans The ends of History and the Last Man (1992), a annoncé le triomphe du capitalisme et la fin des luttes idéologiques. Or, ni technologie, ni le capitalisme ne nous ont sauvés. Bien au contraire!

Qu’en est-il du Québec? Wilfrid Laurier aurait déjà dit à Henri Bourassa que les Canadiens français n’avaient pas d’opinions, que des sentiments. Pour lancer un débat idéologique, c’est mal barré! Un de mes collègues émérites du département de science politique de l’Université de Montréal, André-J. Bélanger, s’est fait connaître par sa thèse sur L’apolitisme des idéologies québécoises (1974), dans laquelle il démontrait que les idéologues des années 1930 s’étaient détournés du politique – comme la plupart des idéologues canadiens-français de 1840 à 1960, oserais-je dire!

C’est donc à partir de la Révolution tranquille qu’on aurait dû voir naître un véritable débat idéologique dans la sphère politique québécoise. Mais la question nationale serait venue brouiller les cartes : le spectre politique québécois se serait polarisé autour des « nationalistes » regroupés autour du Parti Québécois (PQ) et des « fédéralistes » coalisés dans le Parti libéral du Québec (PLQ). Or, depuis l’an 2000, la question nationale n’est plus. Le Québec serait rendu « ailleurs ».

Match nul? Loin s’en faut! Bien des Québécois s’imaginent que le Québec est une nation à majorité francophone, sans doute grâce à cette vague résolution adoptée par la Chambre des communes en 2005 et à la Charte de la langue française de 1977, charcutée depuis par les tribunaux, et que personne n’ose appliquer, au nom des droits individuels. Mais il n’en est rien : le régime constitutionnel canadien a bel et bien gagné en 1982. Pire : c’est le Canada anglais qui est en train de s’affranchir du Québec. Le Canada anglais a élu le gouvernement Harper, et les Québécois auront beau élire 50, 60, 70 députés d’opposition, le Canada anglais peut avoir le contrôle total de l’État fédéral. (Inutile d’ajuster votre appareil, vous captez Au-delà du réel.)

Mais je m’égare. On entend souvent dire que la « normalisation du statut du Québec » ou la fin de la question nationale – a l’insigne avantage de permettre un véritable le débat « social », c'est-à-dire entre « la gauche et la droite ». On en veut pour preuve la publication en 2005 du Manifeste pour un Québec lucide, et de son contraire, le Manifeste pour un Québec solidaire.

En 2007, après l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire et la dégringolade du PQ en troisième place, j’ai moi-même émis l’hypothèse, dans une conférence à la Sorbonne Nouvelle (moue satisfaite)  que les deux grands partis issus de la période de tension constitutionnelle des années 1960 à 2000 étaient en train de se désagréger. En effet, tout semblait indiquer que les nationalistes de gauche et de droite, forcés à cohabiter au sein du PQ, et les fédéralistes de gauche et de droite, obligés de faire de même au PLQ, durant le débat constitutionnel étaient désormais libres de créer de  véritables partis de gauche et de droite. D’où l’émergence de Québec solidaire et de l’Action démocratique du Québec. Ah-ha! Et toc! CQFD!

Pas si vite. L’élection de 2008 a invalidé cette hypothèse. Pourquoi? Parce qu’il ne fallait pas regarder le système de partis. En effet, si on se fiait à l’appui des Québécois aux partis politiques, la plupart seraient, depuis le 2 mai dernier, de bons sociodémocrates syndicalistes. Or, les sondages démontrent que le mouvement d’opinion enregistré lors des dernières élections fédérales n’a rien à voir avec l’idéologie, mais tout à voir avec la sympathie pour le chef Jack Layton et un sentiment d’inconfort à l’égard de la politique canadienne (sinon la politique tout court).

En fait, dans notre système politique, les partis politiques ne correspondent pas aux différentes idéologies. Notre mode de scrutin uninominal à un tour, qui ne transmet pas fidèlement le pourcentage de votes accordé à chaque parti en sièges,  favorise le bipartisme. Ces deux grands partis tendent à converger vers le centre du spectre politique. (L’impression que les partis « sont tous pareils » n’est donc pas dénuée de fondements.) Aucun parti politique ne peut survivre en ne couvrant qu’une petite portion du spectre idéologique.

Il n’empêche que la disparition du débat sur le statut du Québec (que je déplore par ailleurs) a donné lieu à une véritable renaissance des débats idéologiques, pas seulement entre « la gauche et la droite », mais entre plusieurs écoles de pensée. Ce n’est pas dans la lutte partisane, où on se targue d’être « pragmatique », que la lutte fait rage. Mais dans les livres.

En effet, on a récemment vu apparaître dans les librairies des essais bien campés, dont plusieurs sont brillants et accessibles. Surtout, ils nous aident à comprendre où en en est le Québec, et où il s’en va. En voici neuf, du plus récent au plus ancien, qui représentent six courants de pensée bien distincts.



Mathieu Bock-Côté, Fin de cycle. Aux origines du malaise politique québécois, Montréal, Boréal, 2012, 177 p.
Jean-François Lisée, Comment mettre la droite K.-0. en 15 arguments, Montréal, Stanké, 2012, 151 p.
Éric Duhaime, L’État contre les jeunes. Comment les baby-boomers ont détourné le système, Montréal, vlb éditeur, 2011, 163 p.
Françoise David, De colère et d’espoir, Montréal, Écosociété, 2011, 216 p.
Éric Bédard, Recours aux sources. Essais sur notre rapport au passé, Montréal, Boréal, 2011, 276 p.
Pierre Dubuc, Pour une gauche à gauche, Critiques des propositions sociales et linguistiques de Jean-François Lisée, Montréal, Renouveau québécois, 2011, 206 p.
Jean-François Lisée, Pour une gauche efficace, Montréal, Boréal, 2008, 280 p.
Alain Dubuc, Éloge de la richesse. Des idées pour donner au Québec les moyens de ses ambitions, Montréal, Éditions Voix parallèles, 2006, 336 p.
Françoise David, Bien commun recherché. Une option citoyenne, Montréal, Écosociété, 2004, 109 p.
Je ne vous donne pas la clé permettant de les regrouper en écoles. Je garde cela pour un autre billet. Ça vous donnera le temps de lire…