Éditorial du Bulletin d'histoire politique, vol. 22, no. 1, (automne 2013)
par Michel Sarra-Bournet
Membre
du comité de direction du Bulletin d’histoire politique
Depuis
2006, le
Québec a été traversé par tant de débats au sujet de l’histoire qu’on ne peut
pas s’empêcher de conclure qu’il s’agit d’une question délicate, au cœur même
de son identité. Le nouveau programme d’histoire « nationale » de 3e et 4e secondaire, la
célébration des 400 ans
de la Ville de Québec, la commémoration de la Bataille des Plaines d’Abraham,
la murale BMO, le Moulin à paroles, les rapports Lavallée, Laporte-D’Arcy et
Bédard sur l’enseignement de l’histoire du Québec du secondaire à l’université,
la monarchie et la Guerre de 1812, la transformation du Musée de la civilisation en un Musée
canadien de l’histoire, l’étude du Comité du Patrimoine canadien sur
l’enseignement de l’histoire dans les écoles canadiennes et plus récemment la
décision d’Ottawa d’allouer 12 millions dans la promotion de l’histoire canadienne, le nouveau
cours obligatoire d’histoire du Québec dans les cégeps, tous ces sujets ont
fait couler beaucoup d’encre. Qu’ont-ils en commun ? Ils touchent à l’histoire
politique. Pourquoi tant de passion ? Pendant qu’Ottawa veut accorder des
bourses aux enseignants et étudiants qui manifesteront un intérêt pour la
célébration de l’histoire du Canada, au Québec, on craint l’instrumentalisation
de l’histoire politique du Québec. D’où les procès d’intention qui ont été
lancés de part et d’autre : quiconque veut passer sous silence les grands
événements politiques est accusé d’être cryptofédéraliste. Au contraire, ceux
et celles qui plaident pour une histoire « nationale » voudraient relancer la quête
pour l’indépendance. Pour éviter de rouvrir des plaies encore douloureuses, de
relancer de « vieilles chicanes », comme certains qualifient la question
nationale, pourtant non résolue, on plaide pour « laisser cela aux historiens
», qui vont en débattre entre eux, dans des séminaires ennuyeux auxquels le
grand public n’a pas accès.
Une vision bonententiste de la Conquête |
C’est
ainsi qu’après la parution fracassante en avril dernier de La Bataille de Londres par
Frédéric Bastien[1], qui est l’historien
québécois dont on a parlé le plus au cours des dernières décennies, le Québec
est rapidement passé à autre chose. Cet autre épisode des querelles autour de
la mémoire nous permet de revenir sur certaines questions importantes : la
pertinence de l’histoire politique, le rôle des historiens dans le Québec
d’aujourd’hui et la place de l’histoire nationale dans nos écoles. Après avoir
régné en maître avec l’histoire religieuse, l’histoire politique traditionnelle
a été décriée en raison de son caractère hagiographique et superficiel. Elle a
ensuite été marginalisée, ici comme ailleurs, victime de l’émergence de
l’histoire sociale et de l’histoire culturelle maintenant en vogue chez les
chercheurs universitaires. Elle a même failli disparaître en tant que champ
autonome du savoir, comme « angle d’entrée de la réalité sociale »,
pour reprendre le langage des programmes d’étude. Les historiens embauchés dans
les institutions d’éducation supérieure se sont repliés sur l’étude de
phénomènes larges, transversaux, communs aux sociétés occidentales, aidés en
cela par la mondialisation qui les a conduits à inscrire le Québec dans une
histoire-monde où l’on perd de vue ses caractéristiques particulières.
Un ouvrage majeur sur l'histoire politique contemporaine |
L’histoire
politique, dit-on, peut très bien être traitée par le biais du social et du
culturel. C’est oublier que la politique (les partis), le politique (le
pouvoir) et les politiques (l’État) sont des phénomènes dotés de leur logique
propre et qu’ils méritent d’être abordés directement. En France, écrit
Jean-Francois Sirinelli, « l’histoire de l’État, notamment, est en voie de
profond renouvellement, l’histoire de la démocratie s’est aussi revivifiée et
l’histoire des partis s’est enrichie de nouvelles approches »[2].
Ce renouveau est en cours au Québec aussi, mais il se bute à maintes
résistances. Pourtant, au moment où la démocratie est en déliquescence, les
Québécois-es ont plus que jamais besoin d’histoire politique. Même qu’ils en
réclament. Mais trop historiens, terrés dans leur tour d’ivoire, se contentent
d’écrire dans des revues scientifiques qu’eux seuls lisent. Il fut un temps où
des universitaires, techniciens, experts et autres intellectuels participaient
au débat public. Comment expliquer la quasi-absence d’historiens et
d’historiennes pour commenter l’ouvrage de Frédéric Bastien ? Maintenant, on ne
trouve guère pour expliquer l’actualité que des comptables lors des discours du
budget, ou des sondeurs les soirs d’élection. Où sont les Michel Brunet, Léon
Dion et Jean-Charles Falardeau d’aujourd’hui ?
Comment
le public peut-il juger des grandes questions de société alors que toute
l’expérience acquise pendant les siècles passés à bâtir ce pays est reléguée
aux oubliettes ? N’est-il pas paradoxal que les partisans du programme de
formation en « histoire et éducation à la citoyenneté », qui vise à développer
des compétences citoyennes à l’aide d’incessants va-et-vient entre le présent
et le passé, ne se soient pas levés pour applaudir au travail d’un historien
comme Frédéric Bastien, qui nous permet de rendre intelligibles les enjeux
politiques contemporains ?
Le
débat des dernières années au sujet de l’histoire enseignée dans les écoles
nous apporte un élément de réponse. Beaucoup veulent que l’on continue d’y
enseigner une histoire nationale, celle d’une nation définie en fonction des
frontières de l’État. Une histoire d’abord, mais pas exclusivement, politique.
D’autres au contraire craignent que l’histoire nationale ne se transforme en
histoire nationaliste, c’est-à-dire qu’elle cherche des arguments pour soutenir
une idéologie ou un projet politiques. Cette crainte renforce un courant «
post-national » déjà inscrit dans les tendances récentes de l’histoire savante.
Or l’école ne doit pas servir uniquement à former des citoyens tolérants dans
une société pluraliste, mais à leur intégration dans la communauté nationale.
Quel sens donner à la monarchie, à la minorisation du Québec, aux batailles
fédérales-provinciales, à la lutte pour le français, au modèle québécois, sans
recours aux sources ? En dépit de leur devise qui célèbre la mémoire, c’est
l’oubli qui caractérise maintenant la relation qu’entretiennent les
Québécois-es avec leur passé. Les étudiants arrivent aujourd’hui dans nos
universités avec un faible degré de connaissances des phénomènes politiques, par
comparaison à la génération précédente. Qui, aujourd’hui, maîtrise suffisamment
la question constitutionnelle pour juger adéquatement de l’importance des
révélations faites par Frédéric Bastien sur les circonstances du rapatriement
de la constitution ? Combien parmi nos concitoyens sont à même de comprendre
l’ampleur de la crise que connaît actuellement notre démocratie ? Le déclin de
l’histoire politique y est pour quelque chose. Dans la lutte qui oppose ceux
qui veulent se souvenir à ceux qui veulent oublier, ce sont ces derniers qui
l’emportent actuellement. Au moment où il y a de plus en plus de cours sur le
Québec à travers le monde, et qu’on recense 3 000 « québécistes » répartis dans 82 pays, la quasi-disparition des spécialistes de l’histoire politique
dans nos universités s’accompagne d’un rétrécissement de la place accordée aux
études québécoises dans toutes les disciplines et à tous les niveaux. Redonner
à l’histoire politique ses lettres de noblesse est un premier pas pour y
remédier.