ÉDITORIAL DU BHP 24, 1 (Automne 2015)
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La
pauvreté du débat public à la veille des élections
Michel Sarra-Bournet
Membre
du Comité de rédaction du Bulletin d’histoire politique
« On a eu tort de massacrer les cours d’histoire. On
a eu tort de massacrer l’essentiel de ce qui ouvrait un peu l’esprit… la
géographie, etc. On a maintenant une vision trop superficielle (…) de ce qui se
passe ailleurs dans le monde. (…) On reste à la superficie des choses et on ne
sait pas très bien ce dont il s’agit. Il y a trop d’information et pas assez de
formation. L’absence de formation historique est quelque chose de terrible dans
une société. Je ne parle pas seulement de l’histoire du pays, mais de
l’histoire du monde. On ne peut pas comprendre dans quel monde on vit si on n’a
aucune idée de l’histoire. (...) Parce qu'on n'a pas ces perspectives sur le
monde, on a tendance à déformer ce qui nous arrive. »
- Jacques Parizeau (1930-2015), le 4 février 2015,
en entrevue avec Michel Lacombe de Radio-Canada
Au moment où sont
déclenchées les 41es élections générales depuis que le Canada est
une fédération, on entend encore une fois dans les «vox pop» des médias
populaires des citoyens s’exclamer «Pas encore des élections! ». Même si
dans le reportage suivant, on décrit avec moult détails la misère des pays en
mal de démocratie, le fait qu’une grande partie de la population se détourne du
processus électoral n’étonne même plus.
Depuis vingt ans, la
participation électorale au Canada suit la tendance inverse du réchauffement
atmosphérique. Elle est passée sous les 70 % au fédéral. Elle s’est approchée
dangereusement de la barre des 60 % en 2004 (60,9 %) et 2011 (61,1 %)[1].
Les Québécois sont plus actifs au niveau provincial. En 2014, 71,4 % des
électeurs inscrits se sont rendus aux urnes. Toutefois, bien qu’elle se soit
maintenue au-dessus des 70 % (sauf pour le score catastrophique de 57,4 %
enregistré en 2008), la participation des électeurs aux scrutins provinciaux
est également en baisse. Nous semblons assister à l’érosion de la démocratie de
représentation, avec autant d’impuissance qu’aux changements climatiques.
Bien des jeunes ne
trouvent plus dans la politique partisane d’exutoire à leur idéalisme. Il y a
lieu de se demander si c’est ce qui en attire certains vers le radicalisme, ici
ou ailleurs. En fait, ils délaissent la démocratie de représentation parce
qu’ils ne font plus confiance aux organisations politiques établies. Ils s’en
détournent pour de nouvelles formes de participation politique. En effet, les
groupes représentant les nouveaux mouvements sociaux, qui défendent des enjeux
comme l’environnement, les droits humains, la lutte contre la pauvreté, le
pacifisme, les rejoindraient davantage tant en raison des causes qu’ils
représentent que parce qu’ils offrent une occasion de participation plus ouverte
et flexible[2].
D’aucuns sont à la
recherche d’une panacée pour sauver la politique partisane. Mais tous ne sont
pas d’accord que l’adoption d’un nouveau mode de scrutin, par exemple, soit le
remède à tous les maux[3],
bien qu’un système traduisant en sièges le vote global des électeurs de manière
plus proportionnelle puisse insuffler une dose d’intérêt dans le processus
démocratique.
Qui donc est à blâmer
pour cette rebuffade contre les institutions? La perte du sens de l’État des
élus? La rigueur et l’austérité? La corruption? La mondialisation?
L’individualisme? Le matérialisme? La perte du sens civique des électeurs? Les
médias? L’école? Faites votre choix. Et cette liste n’est pas exhaustive. La démocratie nous apparaît malade, victime de
complications multiples.
«Democracy is the worst form of Government
except all those other forms that have been tried from time to time», avait dit
Churchill devant la Chambre
des communes britannique, le 11 novembre 1947. Au-delà du cliché, nos
institutions parlementaires ont, pendant plusieurs décennies du moins, été le
vecteur de grandes réformes, le véhicule de grands progrès. Le désenchantement
à leur égard est accompagné d’un phénomène concomitant : un
appauvrissement graduel, mais marqué du débat politique. Pour cela, la classe
politique, les médias, les citoyens et les administrations publiques doivent
chacun porter une part de responsabilité. Voici quelques exemples.
Les
politiciens et le contrôle de l’information
Au cours des dernières
années, on a fait grand cas du contrôle de l’information par les cabinets des
premiers ministres, de la censure des scientifiques au service de l’État
fédéral, de l’appauvrissement des données des recensements et du dépôt des
projets de loi mammouth pour éviter un examen soigné des pièces législatives
par les parlementaires et les journalistes. Dans une nouvelle dérive, des
ministres conservateurs ont utilisé des images prises par des fonctionnaires
lors de leurs activités officielles dans des publicités partisanes. Cette tendance
est encouragée par l’allongement virtuel des campagnes électorales à toute
l’année précédant une élection à date fixe, un phénomène dénoncé par
l’ex-directeur général des élections du Canada, Jean-Pierre Kinsley[4].
Le recours à la
publicité est un moyen employé par les partis politiques de contrôler
l’information en contournant le filtre des médias. Rappelons que l’utilisation
de messages publicitaires durant les campagnes implique également une part
importante de fonds publics, étant donné que les partis politiques reçoivent de
plus en plus de remboursements et de subventions de toutes sortes.
Les
médias et la qualité de l’information
Une bonne information
est basée sur des faits solidement établis et expliqués. Or, les médias
d’information, le quatrième pouvoir, sont en crise. Partout, on dégarnit les
salles de nouvelles, car les tirages et les cotes d’écoute tombent en vrille.
On embauche des collaborateurs sans avoir les moyens de vérifier leur
compétence et leurs sources[5].
On réduit la taille des articles, on les repique dans les «nouveaux médias»
afin que chaque nouvelle puisse être reproduite en chaîne sur Twitter, Facebook
et, puisque 10 000 mots ne valent pas une photo, Flickr ou Instagram. De
plus en plus, les budgets gouvernementaux sont commentés par des comptables, et
les campagnes électorales, par des stratèges. Dès lors, il n’est guère étonnant
que les politiciennes et politiciens soient conseillés par des économistes
néolibéraux et des faiseurs d’images.
Exit l’article de fond.
Il est remplacé par le blogue. Ce mode de diffusion des idées peut parfois
s’apparenter à la chronique sérieuse, concise et bien informée. Comme celle où
Jean-François Nadeau nous invitait à prendre du recul face au mouvement
étudiant du printemps 2015 par un recours à l’histoire, ce corpus de
l’expérience humaine. En contrastant l’attitude intempestive d’Octave Crémazie
devant les perturbations sociales et politiques dont il était témoin à Paris en
1871, et celle de Michel Chartrand qui, cent ans plus tard, demandait aux
manifestants contre la concentration de la presse d’éviter les débordements
violents, le chroniqueur renvoie dos à dos les tenants de positions extrêmes[6].
Une société qui oublie recommence constamment au bas de l’échelle.
Or, le blogue est le
plus souvent un billet d’humeur qui résulte, comme le déplore le philosophe
Jocelyn Maclure, en «une sorte de cacophonie relativiste débilitante et
désespérante [de] propos volontairement polémiques ou fortement idéologiques[7] ».
La liberté d’expression, ce n’est pas pourtant dire ou écrire n’importe quoi.
Faut-il baisser les bras pour autant? C’est malheureusement le choix qu’a fait
Maclure, après une trentaine de chroniques dans Le blogue Politique de L’Actualité.
Les
citoyens et leurs sources d’information
Ce que l’on peut lire et
entendre pendant les campagnes électorales comme en temps «normal» s’appauvrit
donc de plus en plus. Mais encore faut-il que les gens lisent! Or la capacité
des électeurs à approfondir les questions politiques est en forte diminution. On
observe une segmentation du lectorat et des auditoires. L’information ne se
rend plus que dans des groupes de plus en plus restreints. Mais il y a pire.
Dans le recueil d’essais
que Gallimard vient de traduire au bénéfice du lectorat francophone, l’écrivain
italien Alessandro Barrico déplore la déliquescence de la culture classique au
profit des sauts de puce que nous permettent les hyperliens. Nous serions dans
le règne de la superficialité et de la facilité. C’est que la lecture demande
de l’effort. Mais c’est de cet effort que naît la connaissance[8].
Des chercheurs ont récemment publié une mise en garde contre l’illusion qui
consiste à «confondre l’accès à l’information et la maîtrise de cette
information». Ce n’est pas parce qu’on a accès à des milliards de pages web par
Google qu’on est devenu plus savant[9].
On apprend au même moment
que nous serions en voie de souffrir collectivement de déficit d’attention. Des
chercheurs ont démontré que plus on est adepte de l’information numérique, plus
notre attention est forte au début d’une activité, mais plus elle décroît
rapidement[10].
Dès lors, tout débat politique moindrement complexe devient intolérable. C’est
ainsi que les campagnes électorales sont devenues des batailles de slogans. Il
n’est guère plus étonnant qu’une grande partie du public ne s’intéresse aux
débats des chefs que durant la première heure, et encore, plusieurs se
contentent de chercher «qui a gagné le débat?» le lendemain matin dans les
manchettes des journaux imprimés ou télévisés.
Ce qui est inquiétant à
moyen terme, c’est qu’une grande majorité des nouvelles générations de citoyens
migrent massivement vers le numérique. Certains ne connaissent rien d’autre.
Une enquête du CEFRIO (Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les
organisations, à l’aide des technologies de l’information et de la
communication — TIC), auprès de 2 200 membres de la «génération C», des
Québécois de 12 à 24 ans au moment de l’étude, fin 2008, début de 2009,
nous indique comment les jeunes vivent aujourd’hui leur engagement
civique : «Ils se servent de réseaux sociaux comme Facebook pour
sensibiliser leurs amis à certaines causes, ils signent des pétitions en ligne
ou ils se servent de l’information trouvée sur le web pour acheter des articles
qui semblent avoir été produits de manière acceptable sur le plan social ou
environnemental[11].»
Le CEFRIO plaide pour un plus grand usage des TIC dans les salles de classe. Il
convient toutefois de se demander si elles font partie de la solution ou si
elles contribuent elles-mêmes au problème.
La
pusillanimité de nos administrations publiques
Au moment même où on
commençait à s’inquiéter de la surabondance d’information de mauvaise qualité,
le ministère de l’Éducation a voulu apprendre aux élèves à construire eux-mêmes
leur savoir, au lieu de renforcer la transmission des connaissances communes.
Le Bulletin d’histoire politique a
souvent et longuement abordé les effets pervers de la réforme de l’éducation en
histoire, en particulier ceux qui résultent de la fusion de l’enseignement de
l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté. Ce faisant, le MELS a peut-être
voulu éviter de surcharger la grille des matières, mais il aurait mieux valu,
comme en France, séparer les cours d’histoire et de compétence civique.
Des correctifs sont en
cours. Le rapport de Jacques Beauchemin et Nadia Fahmy-Eid, rédigé à la suite
de consultations visant la refonte du programme
d’histoire du Québec et du Canada en 3e et 4e années du
secondaire, indique que l’amalgame de l’histoire et de l’éducation à la
citoyenneté «encourage une histoire directive, destinée à inculquer des valeurs
morales grâce à des interprétations choisies, mais discutables, du passé[12].»
À cela s’ajoute la difficulté d’évaluation de la troisième compétence
disciplinaire, celle qui veut faire en sorte que les cours d’histoire
améliorent les compétences civiques des élèves[13].
Toutefois, les auteurs ne vont pas jusqu’à remettre en question cette jonction.
Ils ne font que demander «que les compétences 1 et 3, sans être éliminées,
soient formulées de manière plus nuancée[14].»
Que
faire, alors?
L’Institut du Nouveau Monde
(INM) est un organisme fondé en 2003, qui a pour objectif d’augmenter la
proportion de citoyens qui participent ainsi que la qualité du débat public, de
contribuer au renforcement du lien social et de valoriser les institutions
démocratiques. En février 2013, le secrétaire général
associé aux Institutions démocratiques et à la Participation
citoyenne du gouvernement a confié à INM le mandat de produire un état des
lieux des mécanismes de participation citoyenne. On y lit que «le
développement des compétences civiques se concrétise à travers des programmes
d’encouragement à la participation civique, de promotion du pluralisme des
idées, d’information sur le fonctionnement des institutions québécoises,
d’information sur les droits politiques, de sensibilisation aux enjeux de la
vie démocratique, etc.[15] ».
Ce sont des conditions sine qua non pour atteindre une participation de qualité au
débat public.
En 2004, Henry Milner
publiait une vaste étude sur la compétence civique. Pour le politologue,
celles-ci correspondent «aux compétences et aux habiletés dont disposent les
citoyens pour comprendre le monde politique», et conduisent à «la volonté et la
capacité de s’impliquer dans le discours public et d’évaluer la performance de
ceux qui occupent des postes politiques[16] ».
Il développe le concept de «redistribution intellectuelle» qui plus encore que
la redistribution matérielle favorise la compétence civique. Dans le très
inspirant ouvrage publié sous la direction de Stéphane Paquin et Pierre-Luc
Lévesque sur la social-démocratie, il approfondit le sujet en comparant le
Québec, le Canada et les pays nordiques. Il conclut que pour développer les
assises de la compétence civique, il faut inculquer aux étudiants «la lecture
des journaux et des livres, la fréquentation des bibliothèques, la lecture et
l’emploi de divers types de cartes géographiques, la rédaction, etc.[17] »
* * *
À l’aube de la campagne
électorale fédérale, beaucoup de citoyens ont perdu intérêt à la politique.
L’appauvrissement du débat public, que l’on peut voir comme une cause ou comme
une conséquence de ce phénomène, en est un signe indéniable. Le discours
politicien fondé sur l’image et les slogans, la crise des médias qui confine au
superficiel et à l’instantané, et le déficit d’attention des citoyennes et
citoyens, qui trouvent mieux à faire que de réfléchir aux enjeux communs, font
partie du problème. La démocratie telle que nous la connaissons est en danger.
Il faut agir avant qu’elle ne se délite. Or, il est loin d’être clair que le
tout au numérique et les cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté
renverseront cette tendance. Il faut penser à l’éducation civique. Et cela ne
sera possible qu’en revalorisant la lecture.
En 2012, l’écrivain
péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010, publiait La civilización del espectáculo, un réquisitoire contre le cynisme
politique provoqué par la décadence culturelle liée l’ère du divertissement[18].
Mais au moment où le taux d’analphabétisme fonctionnel est encore élevé, que le
livre est en crise[19],
devons-nous considérer que le combat de la lecture en est un d’arrière-garde,
qu’il est perdu d’avance, ou devons-nous relever le défi? La démocratie ne peut
pas prospérer sur l’ignorance. Pour contribuer à enrichir de nouveau la vie
démocratique et le débat public, il y a beaucoup à rebâtir. Avec nos enfants,
rangeons nos téléphones «intelligents» et nos tablettes. Ressortons nos livres
de contes, car la lecture s’apprend dès le berceau[20].
Notes et références
[1] Ces
chiffres sont pour l’ensemble du Canada. Les électeurs québécois ont voté dans
une proportion de 63,5% aux élections fédérales de 2011, soit un peu plus que
l’ensemble. Cet écart se maintiendra-t-il, étant donné que nous entendons peu
parler d’Ottawa depuis la quasi-disparition du Bloc québécois?
[2] Voir à ce
sujet Valérie-Anne Mahéo, «La participation politique des jeunes se
trouverait-elle ailleurs?», Cahiers du 27
juin, 4, 1, printemps 2011, p. 54-57.
[3] Laurence
Belcourt, «La proportionnelle, une fausse bonne idée», Le Devoir, le 2 mai 2015. Voir aussi Louis Bernard. Entretiens (avec Michel Sarra-Bournet), Montréal,
Boréal, 2015, p. 58-61.
[4] Hélène
Buzzetti, «L’ancien DGE Kingley déplore les élections à date fixe», Le Devoir, 27 mai 2015.
[6] Jean-François Nadeau, «Depuis Crémazie»,
Le Devoir, 20 avril 2015.
[7] Jocelyn
Maclure, «Pourquoi chroniquer?», L’Actualité,
Le blogue Politique (en ligne), le 29 avril 2015.
[10] Susan
Krashinsky, «Advertisers cash in on attention spans of digitally savvy
Canadians», Globe and Mail, 11 mai
2015.
[12] Québec, Le sens de l’histoire. Pour une
réforme du programme d’histoire et éducation à la citoyenneté de 3e et 4e
secondaire, Rapport final à la suite de la consultation sur l’enseignement de
l’histoire, Québec, ministère de
l’Éducation, du Loisir et du Sport, mars 2014, p.16.
[13] Depuis
la réforme des années 2000, les trois compétences disciplinaires en histoire et
éducation à la citoyenneté sont : 1) Interroger les réalités sociales dans une
perspective historique; 2) Interpréter les réalités sociales à l’aide de
la méthode historique; 3) Construire sa conscience citoyenne à l’aide de
l’histoire.
[15] Institut
du Nouveau monde, État des lieux des
mécanismes de participation au Québec, Montréal, 8 mai 2014, p. 7.
[16] Henry
Milner, La compétence civique : comment
les citoyens informés contribuent au bon fonctionnement de la démocratie,
Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.13.
[17] Henry
Milner, «Les compétences civiques scandinaves», dans Stéphane Paquin et
Pierre-Luc Lévesque (dir.), Social-démocratie
2.0. Le Québec comparé aux pays scandinaves, Montréal, Presses de
l’Université Laval, 2014, p. 156.
[19] Antoine
Robitaille, «Nombre de "grands lecteurs" en baisse — Disparition
évitable», Le Devoir, le 18 février
2013.